16.

Le roi de Navarre appréciait M. de Mornay plus que tous les autres gentilshommes de son conseil. Il connaissait son talent, sa perspicacité et surtout son dévouement désintéressé. C’est pour ces raisons qu’il se l’était étroitement attaché et qu’il lui avait remis la conduite de sa maison. Il l’avait aussi nommé gouverneur de Montauban, l’une des principales places fortes octroyées aux protestants avec La Rochelle. M. de Mornay s’y était installé avec quelques gentilshommes de ses amis et une compagnie de deux cents arquebusiers. Il avait fortifié la ville et établi de nouveaux fronts bastionnés de l’autre côté du Tarn, dans le faubourg de Ville-Bourbon, occupé par les protestants chassés de Toulouse en 1562.

Quand Mornay était à Montauban, entre deux missions pour Navarre, il n’était pas rare de le voir sur les remparts encourager les ouvriers ou faire manœuvrer les soldats. Avec sa femme et ses enfants, il habitait la grande maison de l’ancien consul Hugues Bonencontre, conseiller à la chambre de Castres et un des plus respectables représentants de la bourgeoisie de la ville.

L’après-midi du 13 novembre, sous une petite pluie glaciale, Aymar de Puyferrat arriva au faubourg de Ville-Bourbon accompagné de deux hommes d’armes. Maurevert avait proposé que Rouffignac l’accompagne, car le jeune homme était de plus en plus apprécié pour sa fidélité, mais celui-ci avait expliqué qu’il était venu à Montauban quand il était voleur et qu’on le reconnaîtrait immanquablement.

À la porte de la ville, Puyferrat présenta au capitaine de la milice bourgeoise un passeport signé par Henri de Navarre dont la description lui correspondait. Au cours de la campagne, Mayenne avait capturé et fait pendre bien des messagers ou des espions huguenots. À chaque fois, il conservait précieusement leur passeport qui pouvait être utile. Bien sûr, on faisait de même dans le camp opposé !

Puyferrat dut à nouveau présenter son passeport pour passer la porte en forme d’arc de triomphe qui barrait le pont en briques sur le Tarn. Dans la vieille ville, posant habilement des questions aux marchands devant leur étal, il apprit où logeait la famille de Mornay. Lui et ses deux compagnons prirent ensuite une chambre à l’hôtellerie de l’Amiral située non loin de la maison de Hugues Bonencontre.

Durant deux jours, en alternant la surveillance, ils observèrent les allées et venues des gens de la maison. Très vite, ils repérèrent Mme de Mornay et Cassandre.

Au troisième jour, on était un samedi, Puyferrat vit Mme de Mornay sortir seule. C’était ce qu’il attendait. Maurevert et la duchesse de Montpensier avaient bien insisté : il devait rencontrer la jeune femme sans Mme de Mornay, car celle-ci ne laisserait jamais partir sa fille.

Il prévint ses deux compagnons pour qu’ils sortent de la ville et l’attendent, puis, ayant fait préparer son cheval, il alla frapper à la maison de Bonencontre. Le concierge vint lui ouvrir. Puyferrat lui remit une lettre à porter à Mlle Cassandre de Mornay, en expliquant qu’il attendait la réponse. On le fit donc asseoir dans une minuscule antichambre sombre et glaciale.

Cassandre était dans sa chambre, encore sous le coup de la colère après la lecture de la lettre qu’elle et sa mère adoptive venaient de recevoir du pasteur de leur quartier, M. Bérault.

Cela faisait plus d’un an que Mme de Mornay était en chicane avec lui. Ministre du culte d’une grande rigidité, M. Bérault appliquait à l’excès les prescriptions du synode, en particulier celles sur la décence des vêtements, aussi refusait-il que participent à la Cène[66] les femmes portant des coiffures à la mode, comme c’était le cas pour Mme de Mornay et sa fille.

Seulement, pour éviter de se mettre à dos le gouverneur, le refus de M. Bérault était toujours sinueux. L’une de ses manières était de ne pas donner de méreau, ce jeton de métal distribué avant la communion dans des réunions catéchétiques[67]. Le pasteur les refusait à Mme de Mornay et à ses enfants sous le prétexte qu’ils étaient étrangers à la ville. Or on ne pouvait participer à la Cène si l’on n’en avait reçu un.

La querelle avait déjà éclaté d’autres fois et le pasteur avait toujours été débouté par le consistoire. Il venait de recommencer, car il savait que le gouverneur était en chevauchée, loin de Montauban. Mme de Mornay s’était rendue chez lui pour le mettre en garde de la colère de son mari.

C’est dans cet état d’esprit que Cassandre prit la lettre apportée par le concierge qui lui précisa que le gentilhomme l’ayant portée attendait dans l’antichambre. Ayant fait sortir sa femme de chambre, elle examina le pli le cœur battant, car elle avait reconnu l’écriture. Le cachet de cire, sans marque, n’avait pas été brisé. Elle l’ouvrit.

Cassandre,

Vous m’écriviez : Mon cœur, si jamais vous m’avez fait cet honneur de m’aimer, il faut que vous me le montriez à cette heure.

J’ai voulu vous le montrer. J’ai traversé la France. L’homme qui vous remettra cette lettre est un ami. Je vous attends près de Montauban, il vous dira où.

Olivier

Stupéfaite, elle relut la missive plusieurs fois. La dernière lettre qu’elle avait reçue d’Olivier avait été portée avant l’été par Michel de Montaigne, et il n’y faisait aucune allusion à un prochain départ. Que s’était-il passé ?

Elle pensa immédiatement à un piège. Mais deux choses lui prouvaient que ce ne pouvait en être un. D’abord l’écriture, qui était bien celle d’Olivier, mais surtout la phrase :

Mon cœur, si jamais vous m’avez fait cet honneur de m’aimer,

Il faut que vous me le montriez à cette heure.

Quand M. de Mornay l’avait trouvée à Dieppe, quelques jours après la Saint-Barthélemy, abandonnée, ne sachant même pas son nom, il avait été intrigué par un médaillon qu’elle portait au cou. L’ayant ouvert, il avait découvert cette phrase gravée à l’intérieur. Que signifiait-elle ? Venait-elle de son père ou de sa mère ? Elle ignorait tout de ses parents sinon qu’ils avaient sans douté été assassinés à la Saint-Barthélemy. Quoi qu’il en soit, elle terminait toujours ses lettres à Olivier avec ces deux lignes. C’était leur signe de reconnaissance.

Certaine que la lettre était de lui, elle fit appeler le messager.

C’était un gentilhomme d’une cinquantaine d’années au visage franc et souriant. Il portait une épée à manche de cuivre, une toque à aigrette et un manteau brodé sous lequel elle aperçut un corselet.

— D’où venez-vous, monsieur ? lui demanda-t-elle en l’examinant.

— De Chenonceaux, madame.

Elle leva un sourcil interrogateur.

— La reine est à Chenonceaux avec la Cour, expliqua-t-il. Une personne que vous connaissez, M. Nicolas Poulain, a reçu la charge de prévôt de l’hôtel. Comme il avait besoin d’un commis d’intendance, il a proposé à monsieur Hauteville de l’accompagner…

Elle digéra l’explication avant de demander :

— Comment les connaissez-vous ?

— Le hasard, madame. M. Poulain m’a sauvé la vie en forêt alors que mon cheval s’était emballé. J’étais dans la maison de monsieur de Montpensier. Nous sommes devenus amis, ainsi qu’avec M. Hauteville.

— Et vous êtes venus à Montauban ? ironisa-t-elle.

— Il y a de cela trois semaines, monsieur Hauteville nous a dit, à M. Poulain et à moi-même, qu’il voulait tout quitter et vous rejoindre. M. Poulain lui a répondu que c’était folie de traverser la France en ce moment, mais Olivier ne voulait rien savoir. M. Poulain ne pouvait l’accompagner, cela aurait été faillir à son devoir, alors, comme je n’avais pas d’obligations, je lui ai proposé de le remplacer. La vie de Cour m’ennuie en ce moment, et j’aime ce genre d’entreprise un peu folle.

Le discours de Puyferrat mêlait ainsi adroitement la vérité et le mensonge. Il avait été préparé par Mme de Montpensier à partir de souvenirs sur les conversations qu’elle avait eues avec Poulain et Hauteville.

Cassandre resta silencieuse, malgré tout méfiante.

— Pourquoi est-ce vous qui êtes venu ici, et non M. Hauteville ?

Il écarta les mains en signe d’évidence.

— Il n’avait qu’un passeport signé par M. de Cheverny. M. de Montpensier, à qui j’ai demandé mon congé, possédait des passeports signés de monseigneur de Navarre, son cousin. Il m’en a remis un.

— Il aurait pu en remettre un à M. Hauteville.

— C’était impossible, je ne lui ai jamais parlé de lui. Je lui ai juste dit que je devais revenir chez moi, dans le Périgord, pour une affaire de famille.

De nouveau elle resta silencieuse. Ce que lui disait ce gentilhomme avait l’accent de la vérité. Néanmoins, un mauvais pressentiment, inexplicable, l’incitait à rester sur ses gardes.

— Où est Olivier ? s’enquit-elle.

— Il vous attend à la tuilerie, sur la route de Saint-Hilaire. C’est à environ une lieue d’ici.

— Je connais…

Elle regarda à nouveau la lettre, hésitante. Si elle attendait le retour de Mme de Mornay, elle était certaine qu’elle l’empêcherait d’y aller.

— Olivier m’avait prévenu que vous étiez méfiante, aussi m’a-t-il remis ceci pour vous convaincre…

Le gentilhomme fouilla dans son manteau et en sortit une lettre qu’il lui tendit.

Elle l’ouvrit. C’était la première qu’elle lui avait écrite. Cette fois, le doute s’évanouit.

— Je m’habille et je vous rejoins. Attendez-moi en bas.

Elle appela un domestique pour demander qu’on lui prépare sa jument, puis elle se changea. Quand elle fut prête, elle s’assit à sa table et écrivit quelques lignes pour sa mère adoptive, expliquant qu’elle se rendait aux tuileries rencontrer M. Hauteville, le jeune homme qui l’avait aidée à Paris à reprendre les quittances de M. Salvancy. Elle regagnerait la ville avec lui.

Elle ouvrit ensuite un coffre et en tira une dague effilée dans un étui en cuir d’où pendaient des lanières. C’était un cadeau de Caudebec, le fidèle capitaine de son père avec qui elle s’entraînait à l’épée. Elle laça le fourreau le long de sa cuisse gauche. Elle pouvait ainsi saisir la dague rapidement de la main droite en soulevant sa robe. Elle prit son manteau et sortit.

Puyferrat l’accompagna à l’écurie et ils partirent sans échanger une parole. Alors qu’elle aurait dû être pleine d’allégresse à l’idée de retrouver Olivier, elle était pourtant mal à l’aise, ressentant une sorte de contraction dans la poitrine qu’elle essaya vainement de chasser.

Le chemin serpentait le long du Tarn, longeant de sombres bois de chêne. Il était désert et elle ne songea pas à se retourner. Si elle l’avait fait, elle aurait peut-être remarqué les deux cavaliers derrière eux.

Devant les tuileries, un gros coche attendait. Cela l’étonna et, n’apercevant pas Olivier, elle flaira le piège et arrêta son cheval.

— Avancez, mademoiselle, menaça Puyferrat d’une tout autre voix que celle qu’il avait eue jusqu’alors.

Elle se tourna vers lui. Il tenait un pistolet à rouet. Elle tenta de faire faire demi-tour à son cheval, mais montée sur une haquenée, elle ne pouvait la mettre au galop. Elle découvrit aussi que le chemin était barré par deux cavaliers et que, devant elle, une troupe approchait. Elle avait été piégée.

— Descendez, mademoiselle, et allez jusqu’au coche. Nous ne vous voulons pas de mal, vous nous êtes bien trop précieuse.

Elle obéit, s’efforçant de se rassurer avec la dague qu’elle sentait contre sa cuisse.

Au coche, un des hommes d’armes la rejoignit et lui ouvrit la portière. Elle monta. À l’intérieur, il y avait deux dames qu’elle ne connaissait pas.

— Asseyez-vous, mademoiselle, fit poliment celle qui était le plus richement habillée. Nous allons faire un long voyage.

Déjà le coche se mettait en route.

— Qui êtes-vous ? demanda Cassandre en tombant sur la banquette.

— Catherine de Montpensier. Je suis la sœur de monseigneur le Duc de Guise.

Durant plusieurs heures, Cassandre n’ouvrit pas la bouche. À travers sa robe, elle sentait le contact rassurant de la lame contre sa jambe. La voiture roulait et ne s’arrêtait brièvement que pour un changement de chevaux. L’intérieur était glacial. Les rideaux de cuir étaient tirés mais parfois elle les soulevait pour regarder l’escorte qui les entourait. À ces moments-là, la duchesse l’observait d’un air moqueur. À l’un des relais, un homme monta et leur remit un gros pain, des flacons de vin et des verres ainsi que de la viande froide dans une terrine. La femme qui était avec Mme de Montpensier les servit.

— Où allons-nous ? demanda enfin Cassandre.

— Je me demandais quand vous alliez parler, persifla la duchesse. Nous nous rendons à Saint-Maixent. Votre père nous rejoindra, on a dû lui porter une lettre que je lui avais préparée.

— Qu’y a-t-il à Saint-Maixent ?

— Le roi de Navarre.

Cassandre ne demanda rien d’autre. Elle avait compris qu’elle serait un otage, et qu’on allait demander quelque chose d’infamant à son père.

Elle devait s’évader.

Après plusieurs heures de route et de cahots sur des chemins boueux défoncés d’ornières, la voiture roula sur des pavés. Cassandre tira le rideau de cuir qui les protégeait du froid et regarda à la fenêtre. Il faisait déjà sombre mais elle vit qu’ils se trouvaient dans la cour d’un château.

— Où sommes-nous ?

— Nul besoin que vous le sachiez. Vous dînerez avec nous, puis vous serez enfermée dans une chambre. Ne tentez rien. Ce château est fermé la nuit. Une servante s’occupera de vous et je vous ferai porter du linge pour la nuit. Il est à ma taille, mais il devrait vous aller.

C’est à table, dans la grande salle, qu’elle découvrit Maurevert, le spadassin venu deux fois chez Olivier. Son père lui avait dit qui il était.

Elle s’approcha de lui et le salua en se forçant à sourire :

— Monsieur Maurevert ! Quelle surprise de vous trouver ici ! Vous n’assassinez plus ? Maintenant vous ravissez les femmes ?

Elle le vit blêmir.

— Taisez-vous ! gronda-t-il.

— On ne vous connaît pas sous ce nom ? ironisa-t-elle.

Ses adversaires avaient commis leur première erreur, jugea-t-elle.

— Si vous répétez ce nom, mademoiselle, je m’occuperai de vous. Cette nuit.

Elle lui tourna le dos pour ne pas montrer sa peur.

Le maître du château n’était pas avec eux, ni aucun serviteur. Deux des gardes faisaient le service avec la domestique présente dans le coche. Elle ne pouvait donc se plaindre d’avoir été enlevée ou demander justice. Au demeurant, qui l’aurait écoutée ?

Outre la duchesse, il y avait autour de la table Maurevert, le gentilhomme qui lui avait fait croire être l’ami d’Olivier, un autre qu’ils appelaient le capitaine Cabasset, ainsi que des officiers et des gentilshommes dont elle ne retint pas le nom.

Le repas fut copieux. Quand il fut terminé, on la conduisit dans une chambre. Il y avait un feu et une jeune femme l’attendait. Cassandre lui dit qu’elle n’avait pas besoin d’elle, mais la servante lui répondit qu’elles étaient enfermées. Elle-même dormirait sur une paillasse sur le sol. Cassandre utilisa la chaise percée et se lava sommairement avec une bassine et l’aiguière d’eau. Des régiments de poux couraient dans le lit malgré le froid. Elle se coucha habillée, ne voulant laisser voir qu’elle avait une arme contre la jambe. Elle ignora donc le sac de vêtements de nuit qu’on lui avait laissé.

On vint la chercher avant l’aube. Le feu était éteint. Elle eut droit à un bol de soupe dans la cuisine, puis la duchesse la rejoignit, élégante et coiffée. Avec un regard méprisant, elle considéra sa prisonnière, hirsute dans ses vêtements fripés.

— Il y a une courte messe à la chapelle, proposa-t-elle.

Cassandre secoua négativement la tête.

— Vous resterez donc enfermée dans le coche. Les gardes vous surveilleront.

Ils repartirent une heure plus tard. Cassandre en avait profité pour écraser quelques-uns des poux qui l’avaient adoptée.

Il plut toute la journée et la voiture avança très lentement. Ils dormirent dans un monastère. Cette fois elle eut une cellule glaciale sans domestique, et un lit de planches sans même une paillasse.

Les journées s’écoulèrent, toutes identiques. Ils furent à Villefranche le dimanche, et y entendirent la messe avant de repartir. Cassandre refusa de nouveau d’aller à l’office et resta encore dans la voiture, surveillée par deux soldats. Elle se sentait de plus en plus sale, dévorée continuellement par la vermine. La nourriture était maintenant toujours mauvaise, souvent insuffisante. Plusieurs fois, il n’y eut qu’un repas de bouillie d’avoine. Le temps restait glacial. La neige succéda à la pluie jusqu’au moment où le coche tomba dans une ornière.

On la fit descendre. Pour la première fois, elle découvrit la troupe d’hommes d’armes au complet. Ils étaient plus de cinquante, tous équipés en guerre. Le chemin traversait une forêt aux sous-bois éclaircis. La pluie avait cessé mais le vent du nord était fort. Elle frissonna dans son manteau, aussi fit-elle quelques pas en passant de pierre en pierre pour se réchauffer. On la laissa faire. De toute façon, elle n’aurait pu fuir. Une vingtaine d’hommes essayaient de soulever le lourd coche dont la roue droite était enfoncée jusqu’à l’essieu.

C’est alors qu’elle reconnut Rouffignac. Il avait ôté sa barbute pour aider les autres. Ce n’était certainement pas un ami, mais au moins quelqu’un qu’elle connaissait. Après tout, elle lui avait laissé la vie quand, avec sa famille – une bande de brigands –, il s’était attaqué à elle, à Caudebec et aux Suisses de Sardini. Hans et Rudolf voulaient le pendre après qu’ils eussent décimé la bande et qu’elle-même eut tué son frère. Pourtant, elle s’y était opposée tant il était jeune. Il avait alors promis de payer une rançon, un jour.

Le voir ici était presque rassurant. Tandis qu’elle s’approchait, il la vit et lui sourit. Elle en fut bouleversée, car ce n’était pas un sourire impudique comme celui des autres soldats. Il y avait de la complicité, presque de l’amitié dans son expression.

Comment devait-elle interpréter cela ?

Ils repartirent. Elle réfléchit le reste de la journée à ce sourire. Comment pourrait-elle parler à Rouffignac ? Il ne devait jamais être seul. Lui donner une lettre ? Mais elle n’avait rien pour écrire.

Le soir, la voiture s’arrêta. La duchesse sommeillait. Cassandre écarta le rideau et vit des remparts qu’elle reconnut. Ils étaient à Périgueux où elle était venue une fois. Depuis, la ville s’était soustraite à l’obéissance du roi et les ligueurs y faisaient la loi.

Ils passèrent la nuit dans le couvent attenant à l’église Saint-Front dont l’hôtellerie accueillait les pèlerins se rendant à Compostelle.

Le lendemain dimanche, alors que toute la troupe déjeunait d’une soupe dans le réfectoire des pèlerins, la duchesse lui proposa de l’accompagner à la messe. Elle refusa, mais demanda à pouvoir marcher dans le cloître. La duchesse secoua négativement la tête.

— Je peux la surveiller, madame, proposa Rouffignac, qui n’était pas loin.

— J’ai besoin de prier moi aussi, madame ! insista Cassandre. Marcher dans le cloître m’aidera, vous ne pouvez me le refuser !

— Je resterai avec eux, dit à son tour M. de Puyferrat, qui n’avait pas envie d’aller à l’office.

— Soit ! soupira Mme de Montpensier qui n’avait rien de mieux à proposer. Mais ne la perdez pas des yeux.

Ils partirent pour le cloître alors que les cloches sonnaient l’appel à la messe. Sur place, Puyferrat ordonna à Cassandre de rester dans la galerie où ils se trouvaient. Elle hocha la tête, comme indifférente. Pourquoi Rouffignac avait-il proposé de la surveiller ? se demandait-elle. Envisageait-il de l’aider ? Elle fit quelques pas, effleurant sa jambe et sentant l’étui de la dague. Pouvait-elle avoir le temps de la sortir et de poignarder Puyferrat ? Mais comment réagirait Rouffignac ? Et où aller ensuite ?

Elle se retourna, agitée, et ne sachant que décider. Les deux hommes parlaient ensemble. Elle vit Rouffignac désigner à Puyferrat quelque chose vers une voûte d’ogive du cloître. Puis tout se passa très vite. Alors que Puyferrat cherchait des yeux ce qu’on lui montrait, le jeune homme sortit sa miséricorde de dessous son manteau et coupa la gorge de son compagnon en lui tirant la tête en arrière avec le bras gauche. Le sang jaillit et Rouffignac repoussa vivement le corps en avant pour ne pas être éclaboussé.

Le jeune homme se baissa, essuya par deux fois la dague au manteau de sa victime, la remit calmement dans son étui, puis fouilla le corps. Il prit la bourse dans le pourpoint et détacha la ceinture où le fourreau de l’épée était attaché.

— Venez, madame, dit-il en lui tendant le fourreau et la ceinture.

Elle était toujours pétrifiée.

— Venez ! répéta-t-il avec impatience.

Il lui prit la main et l’entraîna vers une petite porte à l’extrémité de la galerie du cloître. Cassandre tenait le fourreau et la ceinture de l’autre main. Il ouvrit la porte qui donnait sur une cour bordée par l’écurie de l’hôtellerie du couvent.

— Restez là, lui dit-il, en lui montrant le cloître. Je vais seller des chevaux.

Il ne lui demanda pas si elle savait monter, il l’avait vue à l’œuvre.

Il se dirigea vers l’écurie. Il y avait là quelques palefreniers et deux des gardes de la duchesse qui se réchauffaient près d’un feu. Des hommes de Mayenne.

— J’ai un ordre du capitaine Cabasset. Je dois prendre deux chevaux et vous devez en préparer huit autres ! ordonna-t-il.

Les gardes entrèrent avec lui dans l’écurie. Il choisit les bêtes les plus robustes et, se faisant aider d’un gamin, il sangla les selles pendant que les soldats s’occupaient des autres montures.

Enfin il passa les mors et entraîna les chevaux dehors, jusqu’à la porte du cloître. Elle l’avait vu arriver et sauta en selle en relevant sa robe. Ils trottèrent jusqu’à la porte de la cour. Elle était ouverte et le frère tourier parlait avec un garde. Les cavaliers passèrent sans les saluer. Devant l’église Saint-Front, Rouffignac tourna vers la porte du Pont.

— Il ne faut pas passer L’Isle ! cria-t-elle.

Il s’arrêta dans la rue déserte en ce dimanche matin.

— Vous ne voulez pas rentrer à Montauban ?

— C’est la première route qu’ils prendront quand ils partiront à notre poursuite. Mon père a un ami à Brantôme, ils ne nous chercheront pas par là.

Brantôme était au nord, Montauban au sud.

Elle fit demi-tour tandis qu’il passait devant elle en disant :

— Je connais sans doute mieux la ville que vous.

C’était certain, car elle n’y était venue qu’une fois, et encore plusieurs années auparavant. Il s’engagea sans hésiter dans un lacis de ruelles enneigées.

Une ceinture de remparts, irréguliers et sinueux, entourait la ville. Par moments, ils pouvaient apercevoir les lignes des créneaux et les tours surmontées d’un corps de garde. Cassandre savait qu’entre chaque tour se trouvaient d’énormes portes enfoncées de plus de six pieds dans l’épaisseur de la muraille. Elle tentait de se repérer grâce à elles. Il fallait qu’ils gagnent au plus vite la porte de l’Éguillerie qui leur permettrait de rejoindre le chemin de Brantôme.

Devant une maison dont le fronton de la porte portait une salamandre se tenait un pèlerin enveloppé dans un sayon de gros drap de laine avec un chaperon et une gibecière pendante. Elle s’adressa à lui :

— Je t’échange mon manteau contre ta casaque.

— Nous n’avons pas de temps, mademoiselle ! s’exaspéra Rouffignac. La porte de l’Éguillerie est par là !

Il indiqua la direction à prendre mais elle ne bougea pas.

— Et je te donne aussi un écu pour tes bottes, ajouta-t-elle, ayant remarqué qu’il avait aux pieds des chaussures hautes, ferrées et épaisses.

— Mais je serai nu-pieds, madame !

— Avec un écu d’or, tu achèteras toutes les bottes que tu désires ! Dépêche-toi !

Pendant qu’elle parlait, Rouffignac ne cachait ni son impatience ni sa peur. Il savait ce qu’il subirait si on les rattrapait.

— Retrouvons-nous de l’autre côté du pont-levis de la porte de l’Éguillerie, lui proposa-t-elle en le voyant alarmé. Il vaut mieux qu’on ne remarque pas deux cavaliers. Passez le premier !

Il fila sans attendre pendant que le pèlerin s’asseyait sur une borne de pierre et tirait ses chaussures. Puis il enleva son sayon. Elle lui tendit alors son manteau avec une pièce qu’elle avait tirée de la boursette attachée à sa taille.

Elle pressa alors sa monture dans la direction qu’avait prise son compagnon. En même temps, elle mettait le sayon sur ses épaules et attachait les bottes à sa selle. La rue qu’elle longeait portait quantité d’enseignes de tailleurs et parfois de grands ciseaux suspendus à des chaînes. Elle était sur le bon chemin.

Quand elle arriva à la porte, Rouffignac n’était pas là. Le pont-levis était baissé et la herse levée. On surveillait surtout les entrées et elle passa sans difficulté. Elle retrouva Rouffignac cent toises plus loin. Ils entendirent alors les cloches des églises sonner. Les messes se terminaient.

— Prenons par là, dit-il en désignant une sente qui grimpait.

Il avait été brigand et il connaissait les sentiers. Elle le suivit, s’inquiétant déjà de l’avenir. Ils n’avaient rien à manger. Ils ne savaient pas où ils dormiraient.

Mais elle était libre !

Ils suivirent le sentier une heure, puis redescendirent dans une épaisse forêt aux châtaigniers et aux chênes blancs de givre et de neige. Là, dans un vallon, ils trouvèrent un chemin pavé de larges pierres qui affleuraient sous la neige. Tout en chevauchant, elle enfila les bottes du pèlerin avant de jeter ses chaussures dans les fourrés.

— C’est une ancienne voie romaine, lui expliqua-t-il, amusé en la voyant faire.

— Je ne vous ai pas remercié, monsieur de Rouffignac, dit-elle quand elle eut terminé.

— C’était inutile. J’étais en dette. Je vous l’avais promis, un Rouffignac paie toujours ses dettes.

Son ton était dur et sa voix rocailleuse.

— Pourtant vous ne vouliez pas de moi comme serviteur, lui reprocha-t-il.

Elle se mordit les lèvres et observa un silence durant quelques instants, avant de s’excuser.

— Je suis désolé, et je regrette pour votre frère.

— Ça arrive ! répliqua-t-il, comme indifférent.

Visiblement, il n’était pas très loquace. Elle se souvenait du jeune homme de seize ans à qui elle avait percé le bras tant il maniait mal l’épée, après qu’elle eut tué son frère. Il pleurait et avait encore la voix d’un enfant.

— Comment va votre bras, Émeric ?

— Vous vous souvenez de mon prénom ? sourit-il pour la première fois.

— Bien sûr ! J’aurais préféré que vous, vos frères et votre père ne vous attaquiez pas à nous.

— Moi aussi, madame. Ils me manquent…

Il resta encore silencieux un long moment avant de dire :

— Cet homme que j’ai tué, M. de Puyferrat, avait participé à la prise du château de ma famille. Il s’en était félicité. Je les ai vengés…

— Comment êtes-vous entré au service de Mme de Montpensier ?

Il lui raconta qu’après avoir été laissé libre, il était resté avec les deux valets d’armes qui avaient rejoint une autre bande dans le Poitou. Ils se mêlaient parfois à des groupes plus importants qui rançonnaient les villages. Finalement, il était entré dans une bande commandée par un protestant. Ils s’en étaient pris au cortège de la duchesse, mais ils avaient été vaincus. Les survivants de leur bande avaient été incorporés dans la troupe de la duchesse comme valets. Il avait été obéissant et on lui avait fait confiance, mais il avait toujours eu pour dessein de tuer M. de Puyferrat. Et quand il avait découvert et reconnu Cassandre, il s’était juré de la laisser s’enfuir. Le hasard lui avait permis de réaliser ces deux entreprises.

— Vous savez qui je suis ?

— On me l’a dit. La fille de M. de Mornay.

— Mon père vous prendra à son service, il a besoin d’hommes comme vous.

— Mais je suis catholique, mademoiselle…

— Et alors ? Il y a des catholiques autour de mon père. Et encore plus autour du roi de Navarre.

— Vous connaissez Mgr de Navarre ?

— Ce sera le meilleur roi que nous aurons jamais.

Il ne dit mot, et comme ils chevauchaient côte à côte, elle s’étonna de son manque d’intérêt.

— Savez-vous ce que mon père m’a rapporté, un jour où ils étaient ensemble, et où certains des amis de Navarre lui suggéraient de mieux afficher sa religion ?

— Non, mademoiselle.

— Il a dit : ceux qui suivent leur conscience sont de ma religion. Quant à moi, je suis de celle de tous ceux qui sont braves et bons.

Rouffignac ne répondit pas. Elle essaya de percer le masque sur son visage mais ne distingua rien.

Elle aurait pourtant dû comprendre. Émeric de Rouffignac n’avait connu que la violence et le meurtre. Dès sa naissance, il avait vu son château pris et sa famille assassinée. Depuis, il n’avait fait que tuer. La sauver était la première bonne action qu’il ait jamais faite. Pour lui, le mot conscience n’avait pas de sens, pas plus que celui de bonté. Il s’était seulement vengé et avait voulu honorer sa dette d’honneur.

C’était un fauve.

Au bout d’un moment, elle lui demanda :

— Où allons-nous ?

— À Agonac. Il y a un pont pour traverser la Beauronne et une auberge pour dormir où on achètera du ravitaillement.

— Nous y serons quand ?

— Ce soir.

— C’est dangereux d’entrer dans une ville, on se souviendra de nous. Pourquoi ne pas dormir dehors ? Nous avons des couvertures et les arbres sont épais.

— Les loups, mademoiselle. Si nous n’avons pas d’abri, ils nous dévoreront.

Catherine de Médicis était arrivée à Saint-Maixent deux jours avant que Cassandre ne soit enlevée. Elle était d’une humeur noire. Tout allait mal. Navarre tergiversait et elle commençait à douter de le voir la rejoindre un jour. Mme de Limeuil lui avait fait savoir qu’elle souffrait trop pour quitter sa chambre, et les Gelosi avaient disparu sans explication depuis Loches. Sans doute, comme d’autres, avaient-ils eu peur de la suite du voyage.

Quant à son prévôt, on en avait perdu la trace.

Saint-Maixent était bien fortifié. Ses murailles dataient du XIe siècle, mais elles n’avaient pas empêché les protestants de prendre la ville, le château et l’abbaye. La reine était inquiète, et sa Cour encore plus. Ils étaient dans un pays en guerre et les troupes du maréchal de Biron pourraient bien être insuffisantes si les gens de Navarre attaquaient. Certes, ils avaient signé une trêve, mais la respecteraient-ils ?

Elle s’installa à l’hôtel de Balizy et donna fête sur fête pour rassurer chacun. Le 25 novembre, il y eut même un grand festin alors que la famine régnait dans tout le pays.

Mais Navarre ne vint pas.

Ils approchaient d’Agonac quand ils croisèrent un colporteur à pied qui transportait des couteaux dans une hotte sur son dos. Il avait des guêtres, un mantelet et un bonnet de mouton. Il s’arrêta et leur tint ce discours :

— Messieurs, je ne veux point m’informer sur vous, mais si vous êtes huguenots, et que vous allez jusqu’à Agonac, vous êtes perdus. Il y a un bataillon d’Albanais à cinq mille pas d’ici. Environ cent cinquante arquebusiers.

— Ils sont à Agonac ? demanda Rouffignac.

— Non, le corps de ville leur a offert cinq cents écus pour qu’ils passent leur chemin et comme avec le château, la ville est difficile à prendre, les Albanais ont accepté l’argent et se sont installés dans l’église Saint-Martin.

— Où vont-ils ?

— Qui peut le savoir ? Je les ai évités par ce sentier…

Il montra une direction sur le chemin.

— Ils viennent de Saint-Front dont ils auraient pillé les maisons et massacré les habitants en les détranchant à la hache pour s’amuser, m’ont dit les gens d’Agonac qui étaient épouvantés.

— Nous ne sommes point huguenots ! martela Rouffignac.

— Cela leur importe peu ! Vers Saint-Jean, cette compagnie a pillé et brûlé plusieurs châteaux et villages. Ils pendent les prêtres qu’ils disent malins catholiques après leur avoir arraché les oreilles pour les clouer aux portes des églises.

— Merci, monsieur, dit Cassandre en frémissant, nous suivrons votre conseil et prendrons le sentier.

Le sentier était un grand détour. La nuit s’approchait et ils avaient faim. Ils trouvèrent enfin la Beauronne où ils purent faire boire leurs chevaux et se désaltérer. En chemin, ils n’avaient aperçu que des flaques boueuses.

C’est Cassandre qui proposa de traverser la rivière à un gué. Ils arriveraient ainsi de l’autre côté du village et seraient plus facilement reçus si on pensait qu’ils venaient de Brantôme.

À la porte du bourg – la porte de Palenchas –, on ne les laissa pas entrer. De l’autre côté de la herse en grosses poutres, les deux miliciens portant de vieilles plates d’armure et des salades datant de la guerre de Cent Ans, de l’époque où le Périgord était anglais, avaient trop peur qu’ils soient protestants.

— Mais je suis bon catholique craignant Dieu ! assura Rouffignac. Comme mon frère qui m’accompagne.

— Vous ne vous ressemblez guère ! dit l’un des gardes après les avoir dévisagés. Nous allons chercher le curé qui décidera.

Ils attendirent dans le froid. Finalement le prêtre arriva accompagné du maire et d’un autre bourgeois, tous martialement armés et casqués.

— D’où venez-vous ?

— D’Angoulême.

— Si vous êtes catholiques, décida le curé, vous devez bien avoir une médaille sainte !

Rouffignac n’avait rien, mais Cassandre songea brusquement à celle que lui avait donnée Olivier, et qu’elle gardait autour du cou par amour pour lui, bien qu’elle la considérât comme l’image d’une idole.

— J’ai une médaille de la Sainte Vierge, dit-elle.

Elle la sortit et la présenta au curé à travers la herse.

— Je vous crois, dit-il en se signant. Ce sont de bons catholiques ! fit-il aux autres.

— Mais vous devez payer un droit pour être à l’abri, dit le maire. Ce sera trois écus pour la nuit.

Ils payèrent et on les laissa entrer.

Ils repartirent le matin, à l’ouverture de la porte, ayant pu acheter du fourrage, deux pains et un morceau de lard. Ils arriveraient à Brantôme avant la nuit, avait assuré Rouffignac.

Très vite, le temps se gâta et la neige se mit à tomber dru. Malgré la tempête, ils entendirent le bruit étouffé d’une galopade. Derrière eux, une troupe arrivait.

Sans se consulter, ils mirent leur cheval au galop. Le cœur battant, Cassandre songeait que ce pouvait être les Albanais, ou les gens de la duchesse qui les avaient déjà retrouvés. Elle suivait Rouffignac qui avait l’air de savoir où aller. Il abandonna le chemin et ils entrèrent dans un bois. Très vite, le bois devint forêt et ils n’avancèrent plus qu’au trot à travers les taillis givrés. La neige tombait toujours, mais cela avait l’avantage d’effacer leurs traces.

La chevauchée dura plusieurs heures. Ils faisaient moult détours, Rouffignac ne parlait pas, regardant parfois le ciel noir d’un air inquiet. Cassandre se demanda s’ils n’étaient pas perdus.

— Nous aurions dû voir Eyvirat, dit-il à un moment.

— On s’est égarés ?

— Peut-être… avec cette neige, grommela-t-il.

— Ceux qui étaient derrière nous sont aussi perdus, plaisanta-t-elle.

Il grimaça en désignant une sente.

— Essayons de passer par là. On arrivera peut-être à la Côle.

La brume s’épaississait. Avec la neige qui volait dans leurs yeux, ils y voyaient de moins en moins. La fatigue se faisait sentir. Les chevaux trébuchaient ou glissaient parfois sur le sentier rocailleux. Cassandre avait encore faim. Un peu plus tôt, ils avaient partagé le pain, mais ils devaient garder l’autre pour plus tard, avait décidé Rouffignac. À l’étape, il ferait cuire des châtaignes, avait-il promis.

Où allaient-ils dormir ?

Ils replongèrent dans un bois, au fond d’un vallon. Au bout d’une heure, remontés au sommet d’une légère butte, ils découvrirent un village.

Ce n’était pas vraiment un village. Juste quelques maisons basses serrées autour d’un mur d’à peine une toise, mais il n’y avait aucune fumée. Un champ au-devant avait été défriché et cultivé mais paraissait abandonné.

Ils s’arrêtèrent un moment, observant l’endroit. C’est alors qu’ils virent le loup. Il ne se pressait pas, il n’avait pas peur. C’était un très gros loup gris qui tenait quelque chose entre ses mâchoires. L’animal descendait de la butte pour regagner le bois. Il s’arrêta quand il les vit, posa sur le sol ce qu’il serrait dans sa gueule et se mit à hurler. Puis il récupéra l’objet et s’éloigna vers la forêt.

Cassandre n’était pas sûre de ce qu’elle avait vu : une main humaine entre les dents du loup…

Contournant l’élévation, Rouffignac fit avancer son cheval vers l’endroit d’où le loup sortait. Cassandre le suivit. Ils longèrent le mur d’enceinte et découvrirent un autre mur, plus bas. C’était le cimetière.

— C’était un loup-garou ! affirma Rouffignac d’une voix blanche. Il venait de là !

— C’était un loup, Émeric ! Et il avait un bras d’homme dans la gueule ! Il a dû déterrer un cadavre.

Elle sortit son épée et pressa son cheval, passa devant lui et entra dans le village dont les doubles battants de la porte étaient ouverts.

En fait, il n’y avait qu’une grande maison serrée contre une grange, une étable et un cellier. Les constructions étaient en torchis de paille et de terre à pans de bois. L’enceinte n’était qu’une protection contre les rôdeurs et les animaux sauvages. Le mur fermait une cour intérieure où le bétail et la basse-cour devaient être à l’abri. Le lieu avait l’air abandonné.

Elle sauta au sol. La grange était vide, l’étable aussi, visiblement depuis longtemps. Elle passa devant un puits, ouvrit le loquet de la maison et entra. L’odeur de mort et d’excréments la prit à la gorge.

Elle fit quelques pas dans la sombre pièce. Il n’y avait qu’une fenêtre aux minuscules verres dépolis. Sur un lit à rideaux crasseux reposaient deux corps. À leurs visages noirs, elle reconnut les stigmates du mal et sortit précipitamment.

Rouffignac attendait dehors, terrorisé.

— La peste, dit-elle en s’efforçant de rester calme.

Les yeux hagards, il secoua la tête.

— Les autres loups-garous vont venir. Partons ! dit-il d’une voix apeurée.

— Ne soyez pas stupide, les loups-garous n’existent pas ! Quand il fait grand froid et que leur gibier manque, les loups dévorent les cadavres morts de maladie. Celui que l’on a vu a seulement sorti un corps fraîchement enseveli.

— Non ! rétorqua-t-il en se signant. Ce sont des sorciers qui se sont transformés en loups ! Ils ont porté la peste pour pouvoir dévorer les paysans et les enfants. Rassasié, ce loup reprendra sa forme humaine. Je le sais ! Même que lorsqu’ils sont blessés, ils gardent leur blessure en redevenant des hommes.

— Sornette ! Allons voir le cimetière si vous ne croyez pas qu’il a simplement dévoré un cadavre.

— Non ! hurla-t-il.

Il se signa encore et commença à psalmodier un pater.

— Vous connaissiez cette ferme ? demanda-t-elle pour changer de sujet.

— Non !

— La nuit approche, nous devrions dormir dans la grange.

— Non ! Le loup-garou va revenir ! assura-t-il, terrorisé. Il faut repartir !

Elle le considéra avec incrédulité. Émeric tremblait comme une vieille femme. Qu’était devenu le jeune homme courageux et plein d’audace qui avait égorgé Puyferrat et l’avait fait évader ?

— Pour aller où ? Écoutez, plutôt ! dit-elle.

Les hurlements de loups se faisaient entendre du côté du bois.

— Il y a d’autres loups-garous ! glapit-il. Si nous restons, ils nous prendront, et nous deviendrons aussi loups-garous.

— C’est une légende ! fit Cassandre en haussant les épaules, peu rassurée, malgré tout, tant les hurlements paraissaient humains.

— Non, c’est vrai ! Quand j’étais jeune, avec des paysans, on a découvert le corps mutilé d’un jeune garçon. Un loup s’acharnait sur lui et il s’est enfui quand il nous a vus. En le poursuivant, on est tombés sur un homme nu accroupi dans les taillis. Il avait une barbe hirsute, des cheveux longs, et des ongles immenses, acérés comme des griffes, auxquels étaient encore accrochés des lambeaux de chair sanguinolents.

— Soyez raisonnable, c’était certainement un simple d’esprit comme il y en a dans les campagnes ! Il n’avait rien à voir avec le loup !

— C’était le sorcier ! On l’a tué ! glapit-il. Mais faites ce que vous voulez, mademoiselle, je ne resterai pas une minute de plus ici !

Il piqua des deux et sortit de la cour.

Elle resta hésitante, puis elle entendit les hurlements des loups qui s’étaient rapprochés. Son cheval hennit de terreur derrière elle. Rouffignac était fou de peur, mais en voyant les loups, il reviendrait, se dit-elle. Elle poussa les vantaux, mais ne plaça pas la barre de bois qui faisait verrou.

Il y avait une échelle contre le mur, elle grimpa pour le rappeler.

Elle le vit contourner l’enceinte au galop, puis prendre un chemin presque opposé à celui par lequel ils étaient arrivés. Le chemin s’engageait aussi dans le bois. C’est alors qu’elle aperçut les loups. Ils étaient bien visibles, taches sombres dans la neige et ils l’attendaient à la lisière de la forêt. Ils devaient être trois ou quatre, assis sur leurs pattes de derrière.

Rouffignac les vit aussi et arrêta son cheval, puis sortit son épée.

— Émeric ! Revenez ! cria-t-elle.

D’autres loups venaient d’apparaître et rejoignaient les premiers. Elle en compta dix, puis beaucoup plus. Toute une meute. Rouffignac ne bougeait toujours pas, hésitant à se jeter sur la bande d’animaux.

C’est alors qu’elle vit une autre meute arriver par le chemin qu’ils avaient pris. Il y avait trois, quatre loups. Puis d’autres encore. Ces loups étaient organisés comme des hommes, remarqua-t-elle pleine d’effroi. Ils allaient le prendre à revers !

— Émeric ! Revenez vite ! Il y en a d’autres derrière vous ! cria-t-elle.

S’il se dépêchait, il passerait à travers la seconde bande qui était clairsemée, jugea-t-elle.

Mais contre toute attente, Rouffignac fonça droit devant lui, l’épée haute.

En temps ordinaire, les loups n’attaquaient pas. Mais ceux-là étaient nombreux et avaient faim. Au moment où Rouffignac arrivait sur eux, deux gros loups lui sautèrent dessus. D’autres attrapèrent les pattes du cheval. Cassandre vit avec horreur la bête vaciller. Rouffignac avait perdu son épée et tentait de repousser un loup qui le mordait au bras.

Elle n’avait même pas un mousquet ! Elle descendit de l’échelle, sauta à cheval et sortit son épée pour lui porter secours.

Quand elle ouvrit la porte. Elle vit que la seconde meute avait rejoint la première. Le cheval et Émeric de Rouffignac étaient recouverts par les loups qui les dévoraient. Tout s’était passé si vite !

Elle resta pétrifiée devant l’horreur du spectacle. Il y avait bien quatre douzaines de loups qui se battaient et se repaissaient des chairs. Déjà des corbeaux tournoyaient. Elle entendait les jappements et les hurlements des bêtes.

Elle resta longtemps immobile. La nuit tombait. Les loups poursuivaient leur repas, d’autres, repus, la regardaient, assis sur leurs pattes de derrière.

Elle revint lentement à la ferme, descendit de cheval et plaça la barre sur le portail.

Rouffignac avait le pain avec lui, elle n’avait aucun vivre. Et dans la maison se trouvaient deux cadavres de pestiférés.

Au cimetière à côté, plusieurs morts étaient déterrés.

Elle était terrorisée.

La neige recommença à tomber.

Elle se dirigea vers la grange, trouva des fagots, puis, malgré sa peur, entra dans la maison pour chercher un briquet ou des pierres à feu. Elle eut du mal à les trouver, car il faisait de plus en plus sombre.

Elle revint à la grange, alluma le feu, tira un seau d’eau du puits et s’occupa de son cheval. Le ventre vide, elle resta longtemps à regarder les flammes, regrettant de ne pas avoir ramassé de châtaignes, mais n’osant aller dans le bois pour en chercher. Finalement, elle s’enroula dans sa couverture et s’endormit en sanglotant, songeant à Rouffignac, à son père et à Olivier.

La guerre des amoureuses
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